Le mécanisme
CHAPITRE 1 Le mécanisme.
Les animaux ne l’avaient pas encore senti. Certains dormaient dans les branches des arbres géants, d’autres paressaient au bord de l’étang, et le gros mâle veillait sur son harem depuis le rocher plat. Derrière les buissons d’épineux, Tecamac avança d’un pas et s’immobilisa. Il était à la limite de portance de la brise nocturne, le pas suivant emporterait son odeur jusqu’aux naseaux des deux femelles allaitant leurs petits.
Une longue minute, Tecamac profita de la limite. Il aimait cette sensation électrique d’être juste en deçà, d’être prêt, d’être à la merci d’une infime modification des conditions. Il suffisait que la terre au nord de l’étang relâche un soupçon d’humidité supplémentaire et la brise se gonflerait d’un souffle, coucherait davantage les hautes herbes et le prendrait par le travers, exhalant son fumet sur toute la meute.
— Tu es trop près, reprocha le com. Surveille tes données. C’est une brise thermique, elle dépend de l’hygrométrie et celle-ci est instable.
— Je sais, répondit-il. Je suis volontairement trop près.
Il avait parlé à voix basse, par réflexe – un de ces réflexes dont il ne parvenait pas à se débarrasser –, mais il eût pu crier : phoniquement, le carbex de l’armure était étanche. Les animaux n’avaient aucun moyen de percevoir ce qui se produisait à l’intérieur, ils pouvaient seulement en flairer l’ozone ou l’exsudat de filtration. De ses milliards de pores, l’armure respirait et transpirait, échangeant en permanence les atomes dont elle avait besoin pour entretenir l’organisme de Tecamac, contre les molécules déstructurées dont elle le nettoyait. Pour lui, elle traitait et retraitait les squames, la sueur, l’urine et les matières fécales. Par son propre fonctionnement, elle ionisait son environnement, générant le bleuté et l’odeur caractéristiques de l’ozone.
L’armure, son armure, il la sentait vibrer de la même excitation que lui. Mais à quelle autre émotion eût-elle réagi ? Elle qui ne connaissait d’émotions que les siennes. Elle qui portait son nom.
— Quelle espèce d’avantage crois-tu tirer de ce handicap ? reprit le com sur un ton posé.
Cette fois, il ne s’agissait pas d’un reproche, juste une question méritant une réponse plus rationnelle que l’aveu d’une griserie fantastique. Tecamac eut l’impression de réciter :
— Un mètre, c’est une demi-seconde de gagnée. Là, en ce moment, cette demi-seconde ne me sert à rien, mais une autre fois, ailleurs, je pourrais en avoir besoin. Ai-je tort. Maître ?
À l’entendement du Maître, il ne s’agissait pas d’avoir tort ou raison. Le Maître n’avait aucun doute sur la justesse d’une logique qu’il avait enseignée, il s’assurait que l’enthousiasme de son disciple ne perdait pas cette logique de vue.
— Un avantage se mesure en pourcentage, énonça le com. Si tu augmentes les risques en même temps que les atouts, la probabilité de réussite décroît.
Le Maître était un théoricien de l’entropie probabiliste : plus les facteurs de réussite sont importants, plus le risque est réducteur de la probabilité générale de succès, puisque, non content d’influer sur le résultat global de l’opération, le risque intervient sur chaque facteur de réussite. Tecamac préférait penser qu’une seule chance, même sur un million, était celle qu’il fallait saisir, et il savait que le vieux Maître partageait son opinion, du moins préférait-il, dans l’action, opter pour l’occasion à prendre, fût-elle plus improbable que la conjoncture calculée. Pourtant, ils faisaient semblant, tous les deux, d’enseigner et d’apprendre les comportements raisonnables. C’était une complicité que leurs armures avaient rendue incontournable, tant il leur était impossible de se cacher des affinités qu’elles connaissaient intimement.
Il se souvient de toi comme du garçon qu’il fut et qui a si mal vécu l’adolescence dont on l’a privée. Il a souffert le martyr de n’avoir pas su mériter une armure vierge, et celle qu’on lui a confiée fut un calvaire odieux. Il m’envie, il t’envie, mais il ne te jalouse pas. Il veut que tu réalises les rêves qu’il a entretenus pour ne pas devenir fou.
Un jour, quelques mois en arrière (cela avait moins d’un an), Tecamac avait enfilé l’armure comme on enfile une combinaison de travail, une combinaison un peu plus évoluée que les autres, qu’on énergise une fois pour toutes et qu’on ne quittera plus jamais. Il avait endossé l’armure à laquelle rêvaient tous ses compagnons d’enfance, mais lui avait d’autres rêves et ces rêves avaient toujours su devoir passer par une armure vierge. Les autres garçons pouvaient fantasmer, ils pouvaient batailler, trimer, fanfaronner, bûcher encore et se dépasser vingt fois par jour, ils avaient le même destin que les garçons de toutes les générations : hériter d’une armure grouillante des fantômes de dix, vingt ou cent Mécanistes. D’ailleurs, la plupart n’ambitionnaient que de se glisser dans une belle armure, une dont le primanyme évoquait l’héroïsme et brillait de toute sa lignée, une magnifique liste d’oubliés au bas de laquelle on n’inscrirait jamais leur nom, puisqu’ils allaient le perdre. Tecamac en avait même connu qui espéraient la mort de Chetelpec pour se glisser dans l’armure de tant d’exploits anonymes. Lui avait reçu la seule armure vierge de sa génération et Maître Chetelpec pour formateur.
La première semaine, l’armure était restée vierge ; en tout cas, elle n’avait pas été plus que le partenaire mystérieux d’un jeu aux règles si tortueuses qu’elles lui semblaient ne jamais pouvoir être maîtrisées, mais la compréhension des plus simples d’entre elles était venue trop vite pour que le jeu ne devînt pas fascinant malgré la douleur des implants. Ensuite, il avait fallu apprendre à user de la greffe laryngale et des fréquences subvocales, apprendre les raccourcis qui codaient plusieurs ordres simultanément, apprendre à commander la plus formidable machine de la création Mécaniste, une machine rétive qui ne pardonnait rien et qui devait, elle, apprendre à user du système humain prétendant la piloter ; ne fût-ce que pour le maintenir en fonction. Puis, un matin, le trentième, il avait fallu apprendre à communiquer avec la machine, parce que la machine s’essayait à communiquer, à transcrire en intellection cette personnalité dont elle se gavait depuis que Tecamac avait verrouillé l’armure.
D’abord, cela n’avait été que des sensations, mais pas celles que la machine exerçaient sur les sens de l’adolescent pour lui permettre d’appréhender le milieu dans lequel il évoluait pendant ses exercices. Ces sensations-là ressemblaient à des démonstrations de nature spectaculaire, comme si l’armure passait en revue la gamme d’un instrument nouveau. Ensuite, la machine avait testé différentes configurations, liant les sensations à des émotions, et affiné les émotions jusqu’à retrouver les nuances exactes de la seule palette dont elle disposait, étalonnée par la personnalité de Tecamac. Enfin, elle s’était déguisée en conscience exogène et elle avait parlé, ainsi que les rêves parlent, sans mots vraiment prononcés, en stimulant tous les sens, et cela avait été comme si Tecamac se parlait à lui-même. Plus tard, bien plus tard, quand l’armure Tecamac avait exprimé ce qu’elle percevait de l’armure Chetelpec, l’adolescent avait touché son privilège de bien plus que des doigts. Lui n’entendait qu’une voix, homogène, qui lui ressemblait à s’en oublier ; tous les autres, presque tous les autres Mécanistes, évoluaient dans un corps étranger à l’âme confuse. Des décennies durant. Maître Chetelpec avait vécu une véritable guerre contre les éons de son armure.
Tecamac avait beaucoup de respect pour les douleurs qu’il ne connaissait pas.
— Je compte seize et j’y vais, dit-il pour son Maître.
Chetelpec remplissait son office de mentor avec application, avec bien plus d’application qu’on ne l’avait et qu’il ne se serait cru capable. Ce n’était pas tant qu’il était lui-même soumis à un contrôle de tous les instants – les Censeurs lui laissaient une liberté douloureusement totale –, mais plutôt que la charge de précepteur d’un primanyme lui conférait une responsabilité qu’il ne voulait pas railler. Et il ne s’agissait pas de la formation de Tecamac, cela, il l’eût assumé les yeux fermés. Non. En lui confiant le porteur d’une nouvelle lignée, on lui avait offert la possibilité de contribuer à une tranche d’avenir qui impliquait toutes les lignées.
On lui avait accordé un an quand il en eût fallu cinq, mais il avait toujours su compresser le temps pour gagner sur la magnitude apparente des objectifs hors d’atteinte, et le garçon était exactement le matériau qu’une armure vierge méritait.
Depuis plus de dix mois, il observait l’adolescent, seconde après seconde, de toute l’expérience que lui conféraient quinze années d’enseignement et vingt-cinq de missions au service des Comices. Chetelpec avait espionné et agi dans toutes les communautés. Il avait effleuré la chair des murs de cent AnimauxVilles, il avait foulé la terre ou le pavé des chemins de mille mondes. Il avait filé un Passeur et pillé un cimetière secret des Originels. Il avait affronté un Organique en combat singulier et il l’avait vaincu. Il avait connu l’amour d’une Connectée et joui de la greffe neurale lui prolongeant les reins. Et il avait formé tellement des siens ! Personne mieux que Chetelpec ne pouvait prétendre connaître la psychologie humaine et savoir ce qui se produisait dans le crâne d’un adolescent découvrant l’armure dans laquelle il allait passer son existence. Pourtant, d’une certaine façon, Tecamac continuait à lui échapper.
L’enfant n’était pas seulement insaisissable il était inattendu, toujours. Il suffisait de croire que sa patience était illimitée pour qu’il se mît à trépigner. Il suffisait de s’assurer de son impatience pour qu’il affichât le plus contrôlé des sang-froid. Il se vexait d’un compliment ou souriait à l’injure, mais il ne s’agissait ni de narcissisme, ni de bravade. Il obéissait sans discuter et il refusait l’ordre sans discussion possible, et ses oui comme ses non n’obéissaient à aucune logique. Chetelpec comprenait pourquoi les Censeurs avaient tant peiné à décider de la réalité de son talent – la décision avait été prise à contrecœur et parce qu’ils n’avaient pas d’alternative. Il comprenait aussi que les talents étaient si rares qu’ils leur étaient forcément étrangers. Lui, en tout cas, avait admis que les aberrations de comportement de l’adolescent n’étaient que le reflet de sa capacité à endosser une armure vierge.
Et puis, il aimait le garçon, viscéralement.
Sous bien des angles, Tecamac était, en talentueux, ce que Chetelpec avait été, ou ce qu’il avait rêvé d’être, parce que l’absence de talent lui avait interdit bien des courages. L’ironie étant que, après l’avoir frustré de comportements rebelles, sa pusillanimité lui offrait une pâte vierge qu’il pouvait modeler à sa guise une pâte déjà rebelle qu’il savait devoir ne pas briser pour qu’elle lève, tel qu’il eût dû se dresser.
Bien sûr, on ne lui avait pas donné ce matériau brut – surtout ce matériau – par ignorance ou par négligence. Les Comices connaissaient le vieux Maître aussi intimement qu’il était possible tellement, en fait, qu’ils pouvaient compter sur ses trop nombreuses années de rébellion larvée, et l’âge et la sagesse qui allaient avec. Chetelpec était le Maître idéal pour un disciple indocile et tempétueux. Il le comprenait, il l’anticipait, il le canalisait sans lui ôter ce dont on l’avait privé, lui, s’il s’était trouvé des Chetelpec quand il avait été adolescent. Or, les Comices avaient besoin de Tecamac tel que Chetelpec le façonnait.
C’était apaisant d’être enfin en résonance avec son univers.
Dans la sphère de contrôle de sa station-bulle, le précepteur vérifia une dernière fois les occurrences de son élève ; rapidement mais avec minutie. Un simple coup d’œil sur le monitor suffisait à s’assurer que toutes convergeaient vers une résolution positive de son équation de combat.
Positions, postures, masses, capacités des cibles.
Trajectoires, obstacles, points d’appui, champs de replis, configurations du terrain.
Luminosité, hygrométrie, vitesse du vent, pression atmosphérique, polarisation magnétique.
Rigidité, résistance, épaisseur, démultiplication vitesse puissance, taux d’amortissement impacts, programmations réflexes, verrouillage de survie, conditions minimales d’évasion.
L’adolescent comptait « quatorze », Chetelpec ne l’arrêta pas. Pourtant il eût dû essayer (sans illusions sur le comportement du garçon). Tecamac avait abaissé ses niveaux de sécurité au plus bas et tellement réduit ses facteurs d’assistance qu’il eût pu affronter les lions à mains nues sans prendre beaucoup plus de risques. Quand il atteignit « seize », Chetelpec avait un doigt au-dessus du gros bouton rouge pouvant court-circuiter les programmations de l’armure et la plonger instantanément en évasion. Deux pensées contradictoires tournaient dans son esprit.
Au premier plan, il souhaitait que son disciple échoue, pour apprendre à la dure ce que signifiait configuration minimale adaptée de sécurité. À l’arrière-plan, il espérait qu’il s’en sorte sans le secours de l’évasion, s’offrant une nouvelle occasion de mépris pour les édificateurs de configurations minimales adaptées de sécurité.
L’armure gonflée à douze pour cent au-dessus de son volume initial, Tecamac s’élança coudes au corps, mains tendues rythmant ses foulées à hauteur des hanches, droit sur le rocher plat. Les deux femelles offertes allongées à la gourmandise de leurs lionceaux dressèrent instantanément la tête, les harfangs cessèrent de hululer les vampires s’égaillèrent en désordre au-dessus de l’étang, le roi des félins, ses princesses et vassaux tremblèrent de la même contraction musculaire, leurs pupilles oblongues fouillant le soir de la savane pour accrocher la forme humanoïde, noire sur noir, qui perturbait leur quiétude.
Sur la rétine gauche de l’adolescent défilaient les données techniques projetées par l’armure ; son cerveau les percevait, mais lui ne les voyait pas. Sur sa rétine droite s’inscrivaient la configuration physique de l’armure et ses recommandations ; il ne les visualisait pas davantage, mais il en avait une conscience aiguë. Son attention se concentrait sur sa charge et l’immédiateté de l’action.
Du même bond, il survola les deux lionnes et leurs petits. Les petits ne s’arrêtèrent de téter que lorsque les lionnes leur retirèrent les mamelles, se redressant nerveusement bien après que Tecamac les eut dépassées. Il ne chercha pas à vérifier qu’elles optaient pour la garde de leur progéniture : il avait étudié les lions (il avait étudié tous les prédateurs) ; les femelles se camperaient sur leurs pattes antérieures, oreilles couchées, babines retroussées, gueules feulantes, elles ne s’éloigneraient pas d’un mètre des lionceaux, pas tant que d’autres pouvaient se charger de l’intrus. Tecamac ne s’intéressait qu’aux cinquante mètres de berge qu’il lui restait à parcourir, qu’il parcourait.
Sur sa droite, dans les arbres, deux lions s’interrogeaient sur sa santé mentale, les yeux suivant sa course suicidaire, le museau indolent. Seules les femelles remuèrent sur les branches, trois d’entre elles les abandonnant pour se poster entre les racines géantes. Devant lui, un jeune mâle secoua sa crinière naissante la gueule béante d’une parodie de grondement ; il avait peur, il hésitait. Tecamac l’écarta d’un revers du gant gauche, poing fermé, démultiplication insignifiante, le frappant au cou et l’envoyant bouler jusque dans l’eau.
Il entendit le rugissement du gros mâle dressé sur son rocher ; puis les quatre femelles gravides, qui étaient encore sur sa trajectoire, décidèrent de s’interposer ou, du moins, d’intercepter le mets plus rare que comestible qui leur fonçait dessus. Elles avaient l’habitude de chasser en groupe, de se relayer pour affaiblir une proie et de l’abattre ensemble. Elles s’écartèrent les unes des autres têtes basses, échines ramassées sur leur formidable musculature postérieure, les moustaches fébriles.
À huit mètres d’elles, Tecamac usa de sa greffe laryngale pour donner un ordre subvocal à l’armure, un chapelet sec et bref de symboles codés qui signifiait : « Accélération constante 1.4 à 2.1, compensateur gravifique à 0,6 g, réduction du volume extérieur de 10 %. »
Sans que ses jambes fournissent le moindre effort supplémentaire, sa course s’accéléra uniformément de cinquante-six à quatre-vingt-quatre kilomètres heure, ses foulées s’allongèrent de deux mètres et l’armure se rétracta d’un dixième de son volume, n’offrant plus aux lionnes qu’une silhouette d’un mètre soixante-dix de hauteur par quatre-vingts centimètres de largeur d’épaules, qui leur fondit littéralement dessus, les transperça en s’élevant au-dessus d’elles et les dépassa, indemne, malgré le bond que deux d’entre elles effectuèrent, pour se percuter crocs contre crocs, sonnées et incrédules.
Tecamac ne ralentit pas. Il donna l’impulsion à quatre mètres du rocher et franchit du même saut la hauteur et la distance qui le séparaient du chef de meute. Le lion se dressa sur ses postérieurs et le cueillit, de face, pour l’enrouler dans ses griffes, contre son poitrail, et le basculer sur la pierre encore tiède de la canicule diurne.
La sphère de contrôle restituait la progression de l’adolescent par trois monitors, sous trois angles différents surveillés par des caméras flottantes, et une reconstitution holographique développée à partir des prises de vues multiples. La sphère ne se contentait pas de restituer, elle analysait (aussi bien les données enregistrées par les capteurs flottants que les informations inhérentes à l’armure de Tecamac) et elle calculait, nanoseconde après nanoseconde, le champ des possibles. Techniquement, ses analyses et synthèses étaient irréprochables, mais leur utilité se limitait à l’étude après coup des alternatives. Chetelpec avait pour habitude de les considérer comme des engrenages majeurs de son action pédagogique, mais criait haut et fort qu’il ne servait à rien de savoir, une ou deux secondes après, que l’on eût pu, une ou deux nanosecondes avant, éviter le pire. Il se méfiait donc du champ des possibles et n’accordait, en principe, qu’une oreille distraite aux chiffres annoncés par le vocodeur de la sphère. Cette fois, les chiffres l’énervaient tellement qu’il avait éteint le vocodeur.
Quand le lion, après avoir enserré Tecamac avec ses antérieurs, les griffes labourant le carbex de l’armure à son plus faible taux de résistance, s’était laissé tomber de tout son poids sur lui, le vieux Maître avait, dans la même seconde, ordonné à son index d’enfoncer le bouton d’évasion puis contrecarré l’impulsion nerveuse d’une crispation musculaire. D’une part, il lui semblait juste que le désir de sensations du garçon fût satisfait, surtout dans la douleur. D’autre part, la position arrondie dans laquelle celui-ci bascula supposait une intention précise, qui se vérifia aussitôt.
Les gants de Tecamac s’accrochèrent à la crinière de l’animal, ses jambes se détendirent dès que son dos heurta le rocher. Le lion, propulsé par les bottes de carbex, fit un demi-tour complet au-dessus de l’adolescent et retomba sur l’échine, le cou subissant une torsion qui ne dut pas être loin de briser la colonne vertébrale. Mais les félins sont souples et celui-là était puissant, il ne marqua ni la douleur, ni la surprise, se dégageant d’un seul coup de reins pour ne laisser qu’une poignée de poils à son adversaire.
Chetelpec nota que, quelle que fût la vivacité avec laquelle l’adolescent se redressa, le lion fut sur ses pattes avant lui, puis sur lui avant qu’il n’eût le temps de bien se camper sur ses jambes. Un coup d’œil au monitor de contrôle suffit à vérifier que Tecamac avait ramené ses facteurs de démultiplication à zéro.
— Si tu veux vraiment l’affronter à la loyale, cracha Chetelpec dans le micro, il faut enlever l’armure !
Le garçon n’était pas dans la posture idéale pour répondre : il venait d’encaisser deux cent cinquante kilos de viande bien vivante en pleine poitrine et roulait sur lui-même pour échapper aux mâchoires qui claquaient très près de sa tête. Au taux de résistance minimal que développait l’armure, carbex ou pas, si les crocs se refermaient sur le visage ou la gorge de l’adolescent, les os et les cartilages exploseraient.
Le Maître n’eut pas le loisir d’actionner l’évasion, son disciple s’arrêta brutalement de rouler, frappa simultanément des deux poings le museau du lion et profita de ce répit pour se relever L’animal revenait déjà à la charge, zébrant deux fois l’armure de ses griffes à hauteur d’estomac, l’entamant de quelques millimètres sans la transpercer vraiment, elle qui pouvait se reconstituer aussi vite qu’elle était déchirée.
Tu es aussi imprudent que lui, tu vas finir par le perdre.
Chetelpec ne se contenta pas d’ignorer l’exhortation de son armure, il écarta définitivement la main du bouton d’évasion. Entre elle et lui, il y avait quarante-cinq années de contentieux passionnel et autant de pactes rompus. Ils étaient ce qu’aucun Mécaniste ne pouvait comprendre, faute de le concevoir : des ennemis trop intimes pour s’entendre une fois, ne serait-ce que sur leur aversion. Ils se détestaient sans faille et se méprisaient jusque dans leurs qualités respectives, et ils alimentaient leur haine de chaque moment où ils devaient collaborer. L’armure avait appris à patienter, comme elle l’avait fait cinquante et une fois en attendant la mort des cinquante et un Chetelpec ayant succédé à son primanyme, parce qu’elle les avait tous abhorrés, elle qui était l’éon du grand, du seul Chetelpec, celui qu’elle avait aimé à la folie tant il s’aimait à la folie. Depuis six siècles, l’armure s’était murée dans la personnalité narcissique de son premier porteur et exécrait, humiliait, malmenait ceux qui l’endossaient. Tous étaient morts jeunes, paranoïaques au dernier degré, vidés de force et d’énergie, desséchés. Pas celui-là.
Les décennies passant, Chetelpec avait appris à vivre avec l’armure, à la fois dedans et à côté. Il en usait, il en dépendait, mais il ne prenait rien d’elle et il ne lui donnait rien. Il ignorait ses conseils, il ne lui exprimait aucune opinion. Pour lui, elle n’était qu’un outil doué d’une intellection virtuelle. L’outil était fonctionnel. La parodie de conscience était boguée et superflue.
Chaque coup de patte provoquerait une auréole bleue sur sa peau, chaque labour des griffes laisserait un sillon rouge dans sa chair. Ce ne serait que des marques, mais Tecamac savait à chaque choc qu’il conserverait une semaine les traces de ce qu’aucun Mécaniste n’osait plus endurer, la preuve par l’absurde qu’il avait mérité l’armure, cette Armure, puisqu’il pouvait se priver du meilleur de ses atouts.
Il subissait encore beaucoup, mais il avait pris la mesure du lion. Ses ruées ne l’atteignaient plus de plein fouet, ses griffes n’entamaient plus le carbex que superficiellement, ses crocs continuaient à claquer dans le vide. L’adolescent décida que riposter d’atémis désordonnés et ridicules ne suffisait plus, il lui fallait amener l’animal à douter par une série d’attaques portées. Quand celui-ci se rua à nouveau sur lui, visant la gorge, Tecamac se baissa et projeta tout le poids de son corps vers l’avant, percutant les premières côtes avec l’épaule droite, enserrant les flancs de la bête à pleins bras et se redressant violemment sous elle pour la balancer sur la roche. Puis il lui asséna deux coups de pied au garrot, pirouetta tête la première au-dessus d’elle et doubla ses coups de l’autre botte.
Le roi des animaux s’écarta avec un respect étonné, hésita une seconde, se souvint de sa noblesse, la transforma en fureur lésée, gronda et repartit à l’assaut, aveuglément. Cette fois, Tecamac évita la charge en se déhanchant sur le côté, intercepta le lion de biais, les deux bras passés sous ses antérieurs, les deux mains cherchant à se joindre sur la nuque de l’animal, ce qu’elles ne parvinrent pas à réaliser, mais la prise était suffisamment solide pour interdire au félin de s’en extraire. Il était là, debout sur ses postérieurs, se débattant de toute sa musculature dans l’étau de carbex, la colonne creusée à se rompre, le rugissement muet. Tecamac le plaqua encore davantage contre lui, faucha les deux pattes d’un seul balayage et tira violemment, lui faisant percuter le rocher de l’arrière-train. Ensuite il recula, pied par pied, suant ses dernières forces sous la charge, pour l’amener jusqu’au bord du rocher et le balancer par-dessus.
Dans un bruit mat, le lion tomba sur l’échine. Il se redressa affolé, s’ébroua mollement et tourna la gueule vers le rocher. Son crâne se baissa dès qu’il aperçut Tecamac. Il se ramassa un peu sur ses pattes et s’éloigna vers les arbres, la queue entre les jambes. Ce qui ne l’empêcha pas de gronder à l’encontre des mâles qui s’y trouvaient et d’en expulser celui qui occupait la plus belle branche.
— Suis-je censé tirer un enseignement de ce combat inégal. Maître ? demanda Tecamac au com. Je veux dire : à part le fait que nous prenons vraiment peu de risques.